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Tard dans l’après-midi du 27 juillet ils avaient monté leurs tentes sur ce qui avait été, d’après la pancarte à moitié démolie par les orages, le champ de foire de Kunkle. La petite ville de Kunkle, dans l’Ohio, se trouvait un peu plus au sud. Un gigantesque incendie l’avait pratiquement détruite. Sans doute la foudre, avait dit Stu. Naturellement, Harold n’avait pas été de cet avis. Car il suffisait que Stu Redman dise que les voitures de pompiers étaient rouges pour que Harold Lauder produise faits et chiffres démontrant que la plupart étaient vertes.

Frannie soupira et se retourna. Elle ne parvenait pas à dormir. Elle avait peur de son rêve.

Sur sa gauche les cinq motos étaient sagement alignées, appuyées sur leurs béquilles. Le clair de lune faisait briller leurs pots d’échappement chromés. Comme si une bande des Hell’s Angels avait choisi cet endroit pour y passer la nuit. Mais des Hell’s Angels n’auraient certainement pas choisi de mignonnes petites motos comme ces Honda et Yamaha, pensa-t-elle.

Plutôt des Harley… comme à la télé. The Wild Angels. The Devil’s Angels.

Hell’s Angels on Wheels. Il y avait des photos de motos dans tous les drive-in quand elle était au lycée, appuyez sur le bouton, donnez votre commande, payez à la caisse. Kaput, tous les drive-in étaient kaput maintenant, sans parler des Hell’s Angels.

Note ça dans ton journal, Frannie, se dit-elle en se retournant encore. Pas ce soir. Ce soir, tu dois dormir, rêve ou pas.

Un peu plus loin, elle pouvait voir les autres, allongés dans leurs sacs de couchage comme des Hell’s Angels le ventre rempli de bière. Harold, Stu, Glen Bateman, Mark Braddock, Perion McCarthy. Prends un Sominex ce soir et dors…

En fait, ce n’était pas du Sominex qu’ils prenaient, mais un bon vieux comprimé de Véronal. Stu en avait eu l’idée, quand les cauchemars avaient vraiment commencé à leur faire la vie dure à tous. Il avait pris Harold à part pour lui en parler d’abord. Pour flatter Harold, il n’y avait qu’à lui demander son avis. Et puis, Harold savait quand même des tas de choses. Tant mieux, car il était très difficile à vivre, comme une sorte de dieu de cinquième classe – plus ou moins omniscient, mais émotivement instable, prêt à craquer à tout moment. Harold s’était trouvé un deuxième pistolet à Albany, là où ils avaient rencontré Mark et Perion. Il les portait maintenant tous les deux, très bas sur ses hanches, à la Johnny Ringo. Elle avait de la peine pour lui, mais Harold commençait à lui faire peur. Elle s’était demandé s’il n’allait pas craquer une de ces nuits et se mettre à tirer au petit bonheur la chance avec ses deux pistolets. Elle se souvenait fréquemment du jour où elle avait trouvé Harold dans son jardin, absolument sans défense, en train de pleurer et de tondre la pelouse en slip de bain.

Elle savait exactement ce que Stu lui avait dit tout bas, comme un conspirateur : Harold, ces rêves nous emmerdent. J’ai une idée, mais je ne sais pas exactement comment faire… un léger sédatif… il faut trouver la bonne dose. Trop, et personne ne se réveillera s’il y a un problème. Qu’est-ce que tu proposes ?

Harold avait proposé de prendre deux comprimés de Véronal, disponible dans toutes les pharmacies, et si la dose suffisait à interrompre les rêves, de réduire à un comprimé et demi, et si ça marchait toujours, à un seul. Stu avait consulté Glen qui s’était dit d’accord.

Si bien que l’expérience avait commencé. À un demi-comprimé, les rêves étaient revenus. Ils en étaient donc restés à un comprimé.

Au moins les autres.

Car Frannie prenait son médicament tous les soirs, mais ne l’avalait pas. Elle avait peur que le Véronal ne fasse du mal à son bébé. Même l’aspirine pouvait être dangereuse, d’après ce qu’on disait. Alors, elle supportait ses rêves – supportait, c’était bien le mot. Il y en avait un qui revenait plus souvent que les autres ; d’ailleurs, les autres finissaient tôt ou tard par se confondre avec lui. Elle se trouvait chez elle, à Ogunquit, et l’homme noir la poursuivait. Dans les couloirs obscurs, dans le salon de sa mère où l’horloge continuait à égrener des saisons mortes… Elle pouvait lui échapper, elle le savait, à condition de laisser le cadavre. Le cadavre de son père, enveloppé dans un drap. Mais si elle l’abandonnait, l’homme noir lui ferait quelque chose, le profanerait horriblement. Alors, elle courait, sachant qu’il se rapprochait, de plus en plus près, que bientôt sa main s’abattrait sur son épaule, sa main chaude, répugnante. Et alors, toutes ses forces l’abandonneraient, elle laisserait glisser de ses bras le corps de son père enveloppé dans son linceul, elle se tournerait vers lui, prête à dire : Emportez-le, faites ce que vous voulez, je m’en fous, mais laissez-moi tranquille.

Et il serait là, vêtu d’un habit sombre, un peu comme une bure de moine avec sa capuche, ses traits totalement invisibles à l’exception de son sourire grimaçant. Et dans la main il tenait le cintre de fil de fer. C’était alors que l’horreur la frappait comme un gant de boxe, qu’elle se débattait, se réveillait, la peau moite, le cœur battant, décidée à ne jamais plus dormir.

Car ce n’était pas le cadavre de son père qu’il voulait, mais l’enfant qui vivait dans son ventre.

Elle se

retourna encore. Si elle ne s’endormait pas bientôt, autant prendre son journal et écrire. Elle le tenait depuis le 5 juillet. D’une certaine manière, elle le faisait pour le bébé. C’était un acte de foi – la certitude que le bébé vivrait.

Elle voulait qu’il sache ce qui s’était passé. Comment le fléau s’était abattu sur un endroit qui s’appelait Ogunquit, comment elle et Harold s’étaient échappés, ce qu’ils étaient devenus. Elle voulait que l’enfant sache ce qu’avait été le monde.

La lune l’éclairait assez pour qu’elle puisse écrire et il suffisait de deux ou trois pages pour qu’invariablement elle sente ses paupières s’alourdir. Ce qui ne devrait pas trop l’encourager à faire une carrière d’écrivain, songea-t-elle. Mais d’abord, elle allait essayer de dormir quand même.

Elle ferma les yeux.

Et elle se mit aussitôt à penser à Harold.

L’atmosphère aurait pu se détendre avec l’arrivée de Mark et de Perion, mais les deux étaient déjà ensemble. Perion avait trente-trois ans, onze de plus que Mark, mais ces choses n’avaient plus tellement d’importance. Ils s’étaient trouvés, ils se cherchaient sans doute et ils étaient contents d’être ensemble. Perion avait confié à Frannie qu’ils essayaient de faire un enfant. Heureusement que je prenais la pilule et que je n’avais pas de stérilet, lui avait dit Perion. Autrement, comment est-ce que j’aurais pu l’enlever ?

Frannie avait failli lui parler du bébé qu’elle portait (elle en était au tiers de sa grossesse maintenant), mais elle s’était retenue. Pourquoi compliquer une situation déjà difficile ?

Ils étaient donc six maintenant au lieu de quatre (Glen refusait obstinément de conduire une moto et montait toujours derrière Stu ou Harold), mais la situation n’avait pas changé avec l’arrivée d’une autre femme.

– Et toi, Frannie ?

Qu’est-ce que tu veux ?

Si elle devait vivre dans un monde comme celui-ci, pensait-elle, avec une horloge biologique qui allait sonner son heure dans six mois, elle voulait un homme comme Stu Redman pour être à ses côtés – non, pas quelqu’un comme Stu. Elle le voulait, lui. Voilà, c’était clair.

Avec la fin de la civilisation, le moteur de la société humaine avait perdu tous ses chromes et ses gadgets. Glen Bateman revenait souvent sur ce thème et Harold semblait y trouver un plaisir un peu étrange.

La libération des femmes, s’était dit Frannie, n’était ni plus ni moins qu’une excroissance de la société technologique. Les femmes étaient à la merci de leurs corps. Elles étaient plus petites. Elles étaient généralement plus faibles. Un homme ne pouvait faire un enfant, une femme si – un gosse de quatre ans savait ça. Et une femme enceinte est bien vulnérable. La civilisation avait inventé un cadre qui protégeait les deux sexes. Libération – le mot disait tout. Avant la civilisation, avec son système élaboré de protections et de contraintes, les femmes étaient des esclaves. Pas la peine de tourner autour du pot ; nous étions des esclaves, pensa Fran. Et puis la grande noirceur avait pris fin. Et l’on avait vu apparaître le credo des femmes qu’il aurait sans doute fallu broder au petit point pour l’accrocher ensuite dans les bureaux de toutes les revues féministes : Merci, messieurs, pour le chemin de fer. Merci, messieurs, d’avoir inventé l’automobile et d’avoir exterminé les Indiens qui auraient bien voulu rester chez eux encore un petit bout de temps en Amérique. Merci, messieurs, pour les hôpitaux, la police et les écoles. Maintenant, je voudrais bien voter, s’il vous plaît, je voudrais bien avoir le droit de décider moi-même de ma vie. Autrefois, j’étais du bétail, mais maintenant c’est fini. Mon esclavage doit prendre fin je n’ai pas plus besoin d’être esclave que de traverser l’Atlantique dans un petit voilier. Les avions sont plus sûrs et plus rapides que les petits voiliers, et la liberté a quand même bien meilleur goût que l’esclavage. Je n’ai plus peur de voler. Merci, messieurs.

Que dire de plus ? Rien. Les mâles pouvaient bien grogner quand les femmes flanquaient leurs soutiens-gorge au feu, les réactionnaires pouvaient bien jouer à leurs petits jeux intellectuels, la vérité était là. Mais tout avait changé, en quelques semaines tout avait changé. À quel point ? On le saurait plus tard. Couchée toute seule dans la nuit, elle savait qu’elle avait besoin d’un homme. Mon Dieu, comme elle avait besoin d’un homme.

Et pas simplement pour s’occuper d’elle et de l’enfant. Stu lui plaisait, particulièrement après Jess Rider. Stu était calme, capable. Et surtout, il n’était pas ce que son père aurait appelé « un gros tas de merde dans un petit sac ».

Elle savait parfaitement qu’elle lui plaisait aussi. Elle le savait depuis ce jour où ils avaient déjeuné ensemble le 15 juillet, dans ce restaurant désert. Un instant – juste un instant – leurs yeux s’étaient croisés et elle avait senti monter une bouffée de chaleur, comme une onde de surtension dans une centrale électrique, quand les aiguilles de tous les cadrans basculent vers le rouge. Elle avait l’impression que Stu avait compris lui aussi, mais il attendait, la laissait prendre sa décision. Elle avait d’abord été avec Harold, donc elle lui appartenait. Une idée affreusement macho, mais elle avait bien l’impression que ce monde allait être macho, au moins pendant quelque temps.

Si au moins il y avait eu quelqu’un d’autre, quelqu’un pour Harold. Mais il n’y avait personne, et elle avait peur de ne plus pouvoir attendre bien longtemps. Elle pensait à ce jour où Harold, à sa façon si maladroite, avait essayé de lui faire l’amour, de revendiquer sa possession.

Il y avait combien de temps de cela ? Deux semaines ? Plus sans doute.

Le passé semblait reculer de plus en plus. Qu’allait-elle faire avec Harold ?

Que ferait-il, lui, si elle se mettait avec Stuart ? Et cette peur de faire encore un mauvais rêve. Non, elle n’allait jamais pouvoir s’endormir.

Et pourtant, elle s’endormit.

Quand elle se

réveilla, il faisait encore noir. Quelqu’un la secouait.

Elle marmonna une protestation confuse – elle dormait profondément, sans rêver, pour la première fois depuis une semaine – puis se réveilla finalement, à regret, pensant que ce devait être le matin, l’heure de partir. Mais pourquoi partir dans le noir ? Quand elle s’assit, elle vit que la lune était très basse sur l’horizon.

C’était Harold qui la secouait. Et Harold avait l’air d’avoir peur.

– Harold ? Qu’est-ce

qui ne va pas ?

Stu était réveillé lui aussi. Et Glen Bateman. Perion était à genoux de l’autre côté du petit feu qu’ils avaient fait la veille.

– C’est Mark, dit Harold. Il est malade.

– Malade ?

Elle entendit alors un faible gémissement, de l’autre côté du feu, là où Perion était à genoux, les deux hommes debout à côté d’elle. Frannie sentit la terreur monter en elle, comme une colonne de fumée noire. La maladie, rien n’aurait pu leur faire plus peur.

– Ce n’est pas… la grippe, Harold ?

Car si Mark avait attrapé maintenant cette saloperie, aucun d’eux n’était à l’abri. Le microbe traînait peut-être encore quelque part. Peut-être une nouvelle mutation. Pour mieux te manger, mon enfant.

– Non, ce n’est pas la

grippe. Pas du tout. Fran est-ce que tu as mangé des huîtres fumées hier soir ?

Ou peut-être quand on s’est arrêté pour déjeuner ?

Encore à moitié endormie, il lui fallut quelque temps pour répondre.

– Oui, j’en ai pris les deux fois. Elles étaient bonnes. Jaime beaucoup les huîtres. Intoxication ? C’est ça ?

– Fran, je pose simplement une question. On n’en sait rien. Il n’y a pas de médecin par ici. Comment te sens-tu ? Bien ?

– Très

bien. J’ai simplement envie de dormir.

Mais ce n’était pas vrai. Ce n’était plus vrai. Un autre gémissement monta de l’autre côté du feu comme si Mark l’accusait de se sentir bien alors que lui était malade.

– Glen pense que c’est

peut-être l’appendicite, dit Harold.

Quoi ?

Harold se contenta de lui répondre par une grimace.

Fran se leva pour aller rejoindre les autres. Harold la suivait, comme une ombre pitoyable.

– Il faut l’aider, dit

Perion.

Elle parlait d’une voix mécanique, comme si elle répétait la même chose depuis longtemps déjà. Elle les interrogeait tour à tour du regard, les yeux remplis de terreur, et Frannie eut l’impression que ses yeux l’accusaient. Elle pensa au bébé qu’elle portait, mais elle voulut aussitôt chasser cette pensée égoïste. Égoïste ou pas, l’idée revenait.

Ne t’approche pas de lui, lui disait une petite voix. Ne t’approche pas de lui, c’est peut-être contagieux. Elle regarda Glen, extrêmement pâle dans la lumière de la lampe Coleman.

– Harold dit que vous pensez que c’est l’appendicite ? demanda-t-elle.

– Je ne sais pas, répondit Glen. Ce sont les symptômes, sans aucun doute ; il a de la fièvre, son ventre est dur et enflé, douloureux au toucher…

– Il faut l’aider, dit

encore Perion, et elle éclata en sanglots.

Glen toucha le ventre du malade et les yeux de Mark, mi-clos et vitreux, s’ouvrirent tout grands. Il poussa un hurlement. Glen retira aussitôt la main comme s’il avait touché un poêle brûlant, regarda Stu, regarda Harold, puis encore Stu, affolé.

– Qu’est-ce que vous

proposez, vous deux ?

Harold avalait convulsivement sa salive, comme si quelque chose s’était coincé dans sa gorge.

– Donnez-lui de l’aspirine, finit-il par répondre.

Perion fit volte-face.

– Quoi ? De l’aspirine ?

De l’aspirine ? C’est tout ce que ce con peut trouver ? De l’aspirine ?

Harold enfonça ses mains dans ses poches et la regarda d’un air malheureux.

– Mais Harold a raison, Perion, dit Stu d’une voix calme. Pour le moment, on ne peut pas faire grand-chose d’autre.

Quelle heure est-il ?

– Vous ne savez tout

simplement pas quoi faire ! Et vous ne voulez pas l’admettre !

– Il est trois heures moins le quart, répondit Frannie.

– Et s’il meurt ? dit

Perion en écartant une mèche auburn qui tombait sur ses yeux gonflés par les larmes.

– Laisse-les tranquilles, Perion, dit Mark d’une voix lasse qui les surprit tous. Ils font ce qu’ils peuvent. Si je continue à avoir aussi mal, je préfère mourir. Donnez-moi de l’aspirine. N’importe quoi.

– Je vais aller en chercher, dit Harold, trop heureux de trouver un prétexte pour s’éloigner. J’en ai dans mon sac. Excedrin, extra-forte, ajouta-t-il, espérant un mot d’approbation.

Puis il s’en alla, presque au pas de course.

– Il faut l’aider, répétait encore Perion.

Stu prit Glen et Frannie à part.

– Vous avez une idée ? Moi pas. Elle a engueulé Harold, mais son idée n’était pas plus mauvaise qu’une autre.

– Elle a peur, c’est tout, répondit Fran.

– C’est peut-être simplement un peu de constipation, soupira Glen. Pas assez de fibres. Peut-être que tout va s’arranger quand il ira aux toilettes.

Frannie secoua la tête.

– Je ne crois pas. Il n’aurait pas de fièvre si c’était simplement de la constipation. Et son ventre ne serait pas aussi gonflé.

On aurait presque dit qu’une tumeur avait grossi dans son ventre pendant la nuit. Elle avait mal au cœur rien que d’y penser. Elle ne se souvenait pas d’avoir jamais eu aussi peur (sauf dans ses rêves). Qu’est-ce que Harold avait dit, déjà ? Il n’y a pas de médecin par ici. C’était vrai. Terriblement vrai. Tout arrivait en même temps, tout s’effondrait autour d’elle. Comme ils étaient seuls ! En équilibre sur un fil, et quelqu’un avait oublié le filet de sécurité. Elle regarda Glen, puis Stu. Fatigués tous les deux. Inquiets. Mais pas de réponse sur leurs visages.

Derrière eux, Mark hurlait à nouveau, et Perion cria elle aussi, comme si elle souffrait avec lui. Ce qui était sans doute le cas, d’une certaine manière, songea Frannie.

– Qu’est-ce qu’on va faire ?

demanda-t-elle.

Elle pensait au bébé. Une question toute simple revenait dans sa tête, lancinante : Et s’il faut faire une césarienne ? S’il faut faire une césarienne ?

Derrière elle, Mark poussa un hurlement, comme un horrible prophète, et elle le détesta.

Ils se regardaient dans le noir de la nuit.

Journal de Fran Goldsmith 6

juillet 1990

M. Bateman a finalement accepté de venir avec nous. Il a expliqué qu’après tous ses articles (« J’emploie des mots savants, pour que personne ne se rende compte que je n’ai rien à dire ») et les vingt ans de merde qu’il a passés à enseigner la socio, sans parler de ses papiers sur la sociologie des comportements déviants et la sociologie rurale, il décidait qu’il ne pouvait pas laisser passer une occasion pareille.

Stu lui a demandé de quelle occasion il voulait parler.

– C’est pourtant clair, a dit Harold, EXÉCRABLEMENT PUANT comme d’habitude (Harold peut être charmant, mais il sait aussi être un enquiquineur de première classe ; et ce soir, il jouait le rôle du parfait emmerdeur). Monsieur Bateman…

– Appelez-moi Glen, a dit très gentiment M. Bateman.

Mais à la manière dont Harold le regardait, on aurait cru qu’il venait de l’accuser d’être un inadapté social.

Glen voit les choses en sociologue. Je crois que c’est pour lui l’occasion d’étudier sur le tas la formation d’une société. Il veut voir si la réalité correspond bien à la théorie.

Bon, pour ne pas faire trop long, Glen (c’est comme ça que je vais l’appeler maintenant, puisque c’est ce qu’il veut) a dit qu’il était à peu près d’accord, mais il a ajouté : – J’ai quelques théories en tête et je voudrais bien voir si elles tiennent. Je ne crois pas que l’homme qui est en train de naître des cendres de la super-grippe ressemblera le moins du monde à l’homme qui est sorti du Croissant fertile avec un os dans le nez et une femme à côté de lui. Première de mes théories.

Stu s’est mis à parler, très calme comme toujours.

– Parce que tout est encore là et qu’il suffit de ramasser les morceaux.

Il avait l’air si bizarre lorsqu’il a dit ça que j’ai été très surprise. Même Harold l’a regardé d’un drôle d’air. Mais Glen a simplement hoché la tête avant de continuer.

– Exact. La société technologique a quitté le terrain, pour ainsi dire, mais elle a laissé le ballon derrière elle. Quelqu’un va venir qui se souviendra du jeu et qui l’enseignera aux autres.

Très simple, non ? Je devrais noter tout ça.

[En fait, je l’ai noté moi-même, au cas où il oublierait. Qui sait ?]

Harold a ouvert sa grande gueule : – On dirait que vous croyez que tout va recommencer comme avant – la course aux armements, la pollution, tout le reste. Est-ce là une autre de vos théories ? Ou un corollaire de la première ?

– Pas précisément.

Avant que Glen ait eu le temps de lui dire ce qu’il avait en tête, Harold s’est mis à déballer sa marchandise. Je ne peux pas reproduire mot à mot ce qu’il a dit, parce que Harold parle vite quand il est énervé. En gros, ça revenait à dire que, même s’il n’avait vraiment pas très bonne opinion des gens en général, il ne les croyait quand même pas aussi stupides. Cette fois, on ferait des lois. On ne jouerait pas avec des saloperies comme la fission nucléaire ou le fleurocarbone (sans doute une faute d’orthographe, tant pis) dans les aérosols, tous ces trucs. Je me souviens bien d’une chose qu’il a dite, parce que c’est une image qui m’a frappée.

– Ce n’est pas parce qu’on a tranché le nœud gordien pour nous qu’il faut le refaire maintenant.

Je voyais bien qu’il voulait simplement discuter pour le plaisir de discuter – une des choses qui rendent Harold vraiment difficile à supporter, c’est qu’il veut toujours montrer qu’il sait tout (bien sûr, il sait beaucoup de choses, je ne peux pas lui enlever ça, Harold est super-intelligent) – mais Glen lui a simplement répondu : – Le temps nous le dira.

On en est resté là, il y a à peu près une heure. Et maintenant, je suis en haut, dans une chambre. Kojak est couché par terre à côté de moi. Brave chien ! Il me rappelle la maison. Mais j’essaye de ne pas trop y penser, parce que j’ai envie de pleurer. Je sais que je ne devrais pas le dire, mais j’aurais vraiment envie que quelqu’un vienne me réchauffer dans mon lit. J’ai même un candidat pour ça.

Pense à autre chose, Frannie !

Demain, nous partons pour Stovington. Je sais que Stu n’est pas tellement d’accord. Il a peur de cet endroit. J’aime beaucoup Stu et j’aimerais bien que Harold l’aime un peu plus. Harold complique tout, mais je suppose que c’est dans son caractère.

Glen a décidé de laisser Kojak. Ça lui fait de la peine, mais Kojak n’aura pas de mal à trouver à manger. Naturellement, on ne pouvait pas faire autrement, à moins de trouver une moto avec un side-car.

Et même comme ça, le pauvre Kojak aurait pu avoir peur et sauter. Se faire mal, ou même se tuer.

De toute façon, on s’en va demain.

Choses dont je veux me souvenir : Les Texas Rangers (équipe de base-ball) avaient un lanceur, Nolan Ryan, absolument incroyable. À la télévision, on passait des émissions comiques avec des rires enregistrés. Au moment où l’histoire était censée être drôle, on mettait la bande en marche. Il paraît que c’était mieux pour les téléspectateurs. Au supermarché, vous pouviez trouver des gâteaux et des tartes surgelés. Il suffisait de les faire dégeler, et puis on les mangeait. Ma marque préférée : gâteau Sara Lee au fromage blanc et aux fraises.

7 juillet 1990

Quelques lignes seulement. Fait de la moto toute la journée. J’ai le derrière en compote. Mal au dos vachement.

J’ai encore fait le même cauchemar la nuit dernière. Harold a rêvé lui aussi à cet homme (?). Ça lui donne une frousse de tous les diables, car il ne comprend pas comment nous pouvons tous les deux rêver pratiquement à la même chose.

Stu dit qu’il fait encore ce rêve à propos du Nebraska et de la vieille dame, une Noire. Elle lui dit tout le temps qu’il devrait venir, quand il veut. Stu pense qu’elle habite dans une ville qui s’appelle Holland Home, Hometown ou quelque chose du genre. Il croit qu’il pourrait la retrouver. Harold s’est moqué de lui et a commencé à lui débiter des salades, que les rêves sont des manifestations psycho-freudiennes de choses auxquelles nous n’osons pas penser quand nous sommes éveillés. Stu était en colère, je crois, mais il ne le montrait pas. J’ai tellement peur qu’ils ne finissent par s’engueuler tous les deux, J’AIMERAIS TELLEMENT QU’ILS S’ENTENDENT !

Alors, Stu a dit :

– Comment expliques-tu que vous faites le même rêve, Frannie et toi ?

Harold a bafouillé quelque chose sur les coïncidences, mais il ne savait pas trop quoi dire et il est parti.

Stu nous a dit, à Glen et à moi, qu’il voudrait bien que nous allions au Nebraska, après Stovington. Glen a haussé les épaules.

– Pourquoi pas ? Là ou

ailleurs…

Naturellement, Harold n’est pas d’accord, par principe. Tu nous emmerdes, Harold ! Essaye de grandir un peu !

Choses dont je veux me souvenir : Il y a eu des pénuries de carburant au début des années quatre-vingts, parce que tous les Américains avaient des voitures. Nous avions utilisé la majeure partie de nos réserves de pétrole et les Arabes nous tenaient par les c… Les Arabes avaient tellement d’argent qu’ils n’arrivaient pas à le dépenser, littéralement. Il y avait un groupe de rock qui s’appelait The Who. Ils terminaient parfois leurs concerts en cassant leurs guitares et leurs amplis. C’était ce qu’on appelait la « société de consommation ».

8 juillet 1990

Il est tard et je suis fatiguée, comme hier soir. Mais je vais essayer d’écrire autant que je peux avant que mes paupières se ferment TOUTES SEULES. Harold a terminé sa pancarte il y a à peu près une heure (je dois ajouter qu’il s’est drôlement fait prier). Il l’a installée sur la pelouse du Centre de Stovington. Stu l’a aidé, très gentiment, même si Harold n’arrête pas de l’enquiquiner.

Quelle déception ! J’avais essayé de m’y préparer. Je n’ai jamais cru que Stu mentait, et je pense bien que Harold ne le croyait pas lui non plus. J’étais donc sûre que tout le monde était mort. Mais quand même, j’ai été déçue. Et j’ai pleuré. Je n’ai pas pu m’en empêcher.

Je n’étais pas la seule à me sentir mal. Quand Stu a vu le Centre, il est devenu blanc comme un linge. Il avait une chemise à manches courtes et j’ai vu qu’il avait la chair de poule. Normalement, ses yeux sont bleus. Mais ils étaient devenus couleur ardoise, comme l’océan quand il fait mauvais.

Il a montré le deuxième étage.

– C’était ma chambre.

Harold s’est tourné vers lui et j’ai vu qu’il était prêt à lancer une de ses conneries brevetées Harold Lauder, mais il a vu la tête que faisait Stu et il a décidé de fermer sa gueule. Je me suis dit que c’était ce qu’il avait de mieux à faire.

Un peu plus tard, Harold a proposé d’aller faire un tour là-bas, pour voir.

– Pourquoi ?

La voix de Stu était presque hystérique, mais il essayait de se maîtriser. J’ai eu très peur, d’autant plus qu’il est généralement aussi froid qu’un glaçon. Harold n’arrive vraiment pas à se mettre dans sa peau.

– Stuart…

Glen voulait dire quelque chose, mais Stu l’a interrompu.

Pourquoi ? Vous ne voyez pas que tout est mort là-dedans ? Pas de fanfares, pas de comité d’accueil rien. Croyez-moi, s’ils étaient là, ils nous seraient déjà tombés dessus. Et on serait dans une de ces petites chambres blanches, comme un tas de cochons d’Inde de merde. Je suis désolé, Fran – il me regardait –, je n’ai pas voulu être grossier. Je suis un peu nerveux.

– Moi, j’y vais, a dit

Harold. Quelqu’un m’accompagne ?

Mais j’ai vu que même si Harold jouait au DUR COURAGEUX, il avait la trouille lui aussi.

Glen a répondu qu’il allait y aller. Alors Stu m’a dit :

– Vas-y toi aussi, Fran. Va voir. Tu en as envie.

J’aurais voulu lui répondre que j’allais rester dehors avec lui, il avait l’air si nerveux (en fait, je n’avais pas vraiment envie d’y aller), mais ça n’aurait pas arrangé les choses avec Harold.

Alors j’ai dit que j’étais d’accord.

Si nous – Glen et moi – nous avions eu des doutes à propos de l’histoire de Stu, ils se seraient envolés dès que nous avons ouvert la porte. À cause de l’odeur. On sent la même odeur dans toutes les petites villes que nous avons traversées, comme une odeur de tomates pourries, mon Dieu, je pleure encore, mais est-ce que c’est juste que les gens non seulement crèvent comme des mouches, mais ensuite qu’ils puent comme Une minute

(plus tard) Voilà, j’ai eu ma deuxième CRISE

DE LARMES de la journée, qu’est-ce qui peut bien arriver à la petite Fran Goldsmith, celle qui crachait le feu autrefois ha-ha. Bon. Plus de larmes ce soir, c’est promis.

Nous sommes quand même entrés, curiosité morbide je suppose. Je ne peux pas dire pour les autres, mais je voulais voir la chambre où Stu avait été emprisonné. Ce n’était pas simplement l’odeur vous savez, mais aussi comme il faisait frais dans cet endroit quand on venait de l’extérieur. Beaucoup de granit et de marbre, sans doute une isolation fantastique. Il faisait plus chaud tout en haut, mais en bas, cette odeur… la fraîcheur… comme dans une tombe. BEURK !

C’était vraiment bizarre, comme une maison hantée – on se serrait tous les trois, pareils à des moutons, et j’étais bien contente d’avoir mon fusil. Même si ce n’est qu’une 22. Nos pas résonnaient, comme si quelqu’un nous suivait. Et j’ai repensé à ce rêve, celui où l’homme me regarde dans sa robe noire. Pas étonnant que Stu n’ait pas voulu venir avec nous.

Nous avons finalement trouvé les ascenseurs et nous sommes montés au premier étage. Seulement des bureaux… et plusieurs cadavres. Le deuxième étage était aménagé comme un hôpital, mais toutes les chambres étaient équipées de sas (Harold et Glen ont dit que ça s’appelait comme ça) et de vitres spéciales pour regarder à l’intérieur. Il y avait plein de cadavres, dans les chambres et dans les couloirs. Très peu de femmes. Est-ce qu’ils ont essayé de les évacuer à la fin ? Je me demande. On ne saura sans doute jamais. De toute façon, qu’est-ce que ça changerait ?

Au bout du couloir qui partait des ascenseurs, nous avons trouvé une chambre dont le sas était ouvert. Il y avait un mort dedans, mais ce n’était pas un malade (les malades avaient tous des pyjamas blancs) et il n’était sûrement pas mort de la grippe. Il était couché dans une grande flaque de sang séché. On aurait dit qu’il essayait de sortir de la chambre en rampant quand il était mort. Il y avait une chaise cassée. Tout était à l’envers, comme si on s’était battu.

Glen a regardé longtemps autour de lui. Ensuite, il a dit :

– Je pense qu’il vaudrait mieux ne pas parler de cette chambre à Stu. J’ai l’impression qu’il a bien failli y mourir.

J’ai regardé le cadavre, et j’en ai eu la chair de poule.

– Qu’est-ce que vous voulez dire ?

C’est Harold qui a posé la question. Même lui semblait impressionné. Une des rares fois que j’ai entendu Harold parler comme s’il ne s’adressait pas à une foule.

– Je crois que cet homme était venu pour tuer Stuart, a répondu Glen, et que Stu a réussi à se débarrasser de lui.

Alors, j’ai demandé :

– Mais pourquoi ? Pourquoi vouloir tuer Stu s’il était immunisé ? Ça n’a pas de sens !

Il m’a regardée avec des yeux qui m’ont fait peur. Des yeux morts, comme des yeux de maquereau.

– À ce que je vois, la

logique n’avait pas grand-chose à faire par ici. Certaines personnes croient qu’il faut tout cacher. Avec la même sincérité et le même fanatisme que les membres de certains groupes religieux croient à la divinité de Jésus. Parce que, pour certaines personnes, lorsque le mal est fait, il faut continuer à cacher les choses à tout prix. Je me demande combien d’immunisés ils ont pu tuer à Atlanta, à San Francisco et au centre de virologie de Topeka avant que l’épidémie ne finisse par les tuer, eux, et que la boucherie s’arrête. Ce salaud ?

je suis content qu’il soit mort. Je ne regrette qu’une seule chose, c’est que Stu va probablement rêver de lui tout le reste de sa vie.

Et vous savez ce que Glen Bateman a fait ? Cet homme si gentil qui fait des tableaux si dégueulasses ? Il s’est approché et il a donné un coup de pied dans la figure du cadavre. Harold a poussé une sorte de gémissement étouffé, comme si c’était lui qu’on avait frappé. Glen a encore donné un coup de pied.

– Non !

C’était Harold qui hurlait. Mais Glen continuait à frapper le cadavre. Puis il s’est retourné. Il s’est essuyé la bouche avec la main. Au moins, ses yeux ne ressemblaient plus à des yeux de merlan frit.

– Allons-y, sortons d’ici. Stu avait raison. Il n’y a plus rien par ici.

Nous sommes sortis. Stu était assis devant la grille de fer, la seule ouverture dans ce grand mur qui entoure tout le centre. Je voulais… oh, vas-y Frannie, si tu ne peux pas dire ça à ton journal, à qui pourras-tu le dire ? Je voulais courir vers lui et l’embrasser, lui dire que j’avais honte de nous, honte que nous ne l’ayons pas cru. Honte d’avoir parlé de nos petites misères pendant l’épidémie, alors que lui ne disait presque rien et que cet homme avait failli le tuer.

Mon Dieu, je crois bien que je suis amoureuse de lui. Si Harold n’était pas là, je crois que je tenterais le coup !

Et puis (il y a toujours un « et puis », même si mes doigts sont maintenant tellement engourdis que j’ai l’impression qu’ils vont tomber), c’est à ce moment que Stu nous a dit pour la première fois qu’il voulait aller au Nebraska, qu’il voulait voir si son rêve voulait dire quelque chose. Il avait un drôle d’air, à la fois têtu et embarrassé, comme s’il savait que Harold allait encore se foutre de sa gueule, mais Harold était trop énervé après notre « excursion » au Centre de Stovington pour discuter vraiment. D’ailleurs, il a aussitôt arrêté quand Glen a dit, avec beaucoup de réticence que lui aussi avait rêvé à la vieille dame la nuit précédente.

– Naturellement, c’est

peut-être seulement parce que Stu nous a parlé de son rêve, mais le mien était étonnamment semblable.

Glen était tout rouge.

Harold a dit que c’était naturellement l’explication, mais Stu ne s’est pas laissé faire.

– Une minute, Harold – j’ai une idée.

Son idée, c’était que nous prenions tous une feuille de papier et que nous écrivions tout ce dont nous pouvions nous souvenir de nos rêves depuis une semaine. Ensuite, on comparerait.

Tellement scientifique que même Harold n’a pas pu protester.

Bon. Le seul rêve que j’ai fait, c’est celui dont j’ai déjà parlé, et je ne vais pas le répéter. J’ai tout noté sur mon papier, même l’épisode avec mon père, sauf l’histoire du bébé et du cintre en fil de fer.

Quand nous avons comparé nos notes, les résultats ont été vraiment étonnants.

Harold, Stu et moi avions tous rêvé de « l’homme noir », comme je l’appelle. Stu et moi, on le voyait comme un homme habillé d’une robe de moine, sans traits visibles – son visage est toujours dans l’ombre. Pour Harold, il était toujours debout dans une entrée sombre et il lui faisait signe de venir. Parfois, il ne voyait que ses pieds et ses yeux brillants – « comme des yeux de belette », c’est comme ça qu’il les a décrits.

Stu et Glen avaient fait à peu près les mêmes rêves à propos de la vieille femme. Les ressemblances sont trop nombreuses pour que j’en parle (manière « littéraire » de dire que mes doigts sont complètement engourdis). De toute façon, ils sont tous les deux d’accord pour affirmer qu’elle habite dans le comté de Polk, au Nebraska, même s’ils n’ont pas pu s’entendre sur le nom de l’endroit – Stu dit qu’il s’agit de Hollingford Home, Glen que c’est plutôt Hemingway Home. Assez proche en tout cas. Ils ont tous les deux l’impression qu’ils pourraient le retrouver. (Journal, souviens-toi : moi, je pense que c’est « Hemingford Home ».) Glen était convaincu :

– C’est tout à fait étonnant.

On dirait bien que nous vivons tous une expérience psychique commune.

Harold n’était pas d’accord, naturellement, mais on voyait bien que tout ça le secouait un peu. Il a cependant accepté d’aller là-bas, puisqu’il faut « bien aller quelque part », comme il disait. Nous partons demain matin. J’ai peur, je suis énervée, et je suis heureuse de quitter Stovington. Stovington pue la mort. Et je préfère la vieille dame à l’homme noir, sans aucun doute.

Choses dont je veux me souvenir : « Coincé » voulait dire : quelqu’un qui n’est pas décontracté. « Ça baigne » voulait dire que tout allait bien.

« Rien à cirer » voulait dire qu’on se foutait de quelque chose. Un type « canon », c’était un type pas mal foutu du tout. « Crasher », c’était se trouver un endroit pour pioncer, tout ça avant la super-grippe. Un peu con, non ? « J’assure. » Mais c’était la vie.

Il était un

peu plus de midi.

Épuisée, Perion s’était endormie à côté de Mark qu’ils avaient transporté à l’ombre deux heures plus tôt. Il perdait connaissance de temps en temps, moments de répit pour tous les autres. Il avait tenu longtemps, presque toute la nuit. Mais, au lever du jour, il avait finalement craqué et, lorsqu’il était conscient, ses hurlements leur glaçaient le sang. Ils se regardaient les uns les autres, impuissants. Personne n’avait pu manger.

– C’est l’appendicite, dit Glen. J’en suis sûr.

– On devrait peut-être

essayer… essayer de l’opérer, murmura Harold en regardant Glen. Vous ne…

– Nous allons le tuer, répondit sèchement Glen. Et vous le savez, Harold. Si nous réussissions à lui ouvrir le ventre sans le saigner à mort, ce qui est impossible, nous ne saurions pas distinguer son appendice de son pancréas. Il n’y a pas d’étiquette dessus, vous savez.

– Mais il va mourir si nous n’essayons pas.

– Vous voulez essayer, vous ?

demanda Glen, furieux cette fois. Parfois je me pose des questions sur votre compte, Harold.

– Et vous, vous ne nous êtes pas d’un grand secours pour le moment, répondit Harold, rouge comme une tomate.

– Allez, arrêtez, intervint Stu. Ça ne sert à rien. Il n’est pas question de l’opérer, à moins que l’un de vous ne soit prêt à l’ouvrir avec son canif.

Stu ! s’exclama Frannie.

– Quoi ? L’hôpital le

plus proche est à Maumee. On n’y arrivera jamais. On ne pourra même pas l’emmener jusqu’à l’autoroute.

– Vous avez raison, dit Glen en se passant la main sur sa joue râpeuse. Harold, je suis désolé. Je suis très nerveux. Je savais que ce genre de chose pouvait arriver-pardon, arriverait certainement – mais je suppose que ce n’était qu’une conviction théorique. Je ne suis plus dans mon bureau de prof, en train de rêver à des élucubrations de sociologue.

Harold marmonna quelque chose et s’éloigna, les mains enfoncées dans les poches. Il avait l’air d’un petit garçon de dix ans qui s’en va bouder dans son coin.

– Et pourquoi ne peut-on pas le déplacer ? demanda Fran.

– Parce que son appendice a probablement beaucoup enflé, répondit Glen. S’il éclate, il va empoisonner tout son organisme, assez de poison pour tuer dix hommes.

– Péritonite, confirma Stu.

Frannie avait le vertige. Une appendicite ? Mais ce n’était rien, rien du tout. On vous opère pour la vésicule biliaire et, tant qu’à y être, on vous enlève aussi l’appendice. Elle se souvenait qu’un de ses camarades d’école, Charley Biggers, s’était fait enlever l’appendice, un été. Elle allait entrer en septième. Il n’était resté à l’hôpital que deux ou trois jours. Médicalement, une appendicite, ce n’était rien, rien du tout.

Médicalement, avoir un enfant, ce n’était rien, rien du tout non plus.

– Mais si on ne fait rien, demanda-t-elle, est-ce que l’appendice va éclater quand même ?

Stu et Glen échangèrent un regard et ne lui répondirent pas.

– Alors, Harold avait raison !

Vous restez là les bras croisés. Vous devez faire quelque chose. Même avec un canif !

– Pourquoi nous ? questionna Glen d’une voix hargneuse. Pourquoi pas vous ? Nous n’avons même pas de manuel de médecine, nom de Dieu !

– Mais vous… il… ce n’est pas possible ! Une appendicite, ce n’est rien du tout !

Peut-être autrefois.

Aujourd’hui, c’est grave, croyez-moi, lui répondit Glen.

Mais elle était déjà partie, en pleurs.

Elle revint

vers trois heures, honteuse, prête à s’excuser. Mais Glen et Stu n’étaient plus là. Harold était assis sur un tronc d’arbre. Perion était toujours à côté de Mark. Elle lui essuyait la figure avec une serviette. Elle était pâle, mais elle semblait avoir retrouvé son calme.

– Frannie ! lança Harold, manifestement heureux de la revoir.

– Salut, Harold. Comment va-t-il ? demanda Fran à Perion.

– Il dort.

Mais ce n’était pas vrai. Fran le voyait bien. Il était inconscient.

– Où sont les autres, Perion ?

Tu sais ?

Ce fut Harold qui lui répondit. Il s’était approché d’elle par-derrière et Fran sentit qu’il voulait lui toucher les cheveux ou lui poser la main sur l’épaule. Mais elle n’en avait pas envie. Depuis quelque temps, elle se sentait mal à l’aise dès que Harold l’approchait.

– Ils sont partis à Kunkle. Il y avait sans doute un médecin là-bas, autrefois.

– Ils vont essayer de

trouver des livres, ajouta Perion. Et des… des instruments.

Frannie l’entendit avaler sa salive. Elle continuait à rafraîchir le visage de Mark avec la serviette qu’elle mouillait de temps en temps en prenant de l’eau dans une gourde.

– Nous sommes vraiment

désolés, dit Harold, très mal à l’aise. Ce n’est pas très malin de dire ça, mais c’est la vérité.

Perion le regarda avec un sourire fatigué.

– Je sais. Merci. Ce n’est la faute de personne. Sauf de Dieu, s’il existe. Si Dieu existe, alors oui c’est Sa faute. Et quand je Le verrai, j’ai bien l’intention de Lui flanquer un coup de pied dans les couilles.

Elle avait un visage un peu chevalin, un corps épais de paysanne. Fran, qui commençait toujours par voir les bons côtés des gens (Harold, par exemple, avait vraiment de très belles mains pour un garçon), remarqua que les cheveux de Perion auburn, étaient splendides et que ses yeux indigo étaient beaux et intelligents. La jeune femme enseignait l’anthropologie à New York, leur avait-elle raconté. Elle avait aussi milité dans un certain nombre de mouvements – les droits des femmes, les droits des victimes du sida. Elle ne s’était jamais mariée. Mark, avait-elle dit un jour à Frannie, lui avait fait un bien énorme, plus qu’elle n’en avait jamais attendu d’un homme. Ceux qui l’avaient précédé ne s’étaient pas occupés d’elle, ou l’avaient mise dans le même panier que toutes les autres femmes, avec les « truies » ou les « paillassons ». Sans doute Mark aurait-il fait la même chose si la situation avait été normale, mais elle ne l’était pas. Ils s’étaient rencontrés à Albany où Perion passait l’été avec ses parents, le dernier jour du mois de juin. Ils avaient finalement décidé de quitter la ville avant que les microbes qui proliféraient dans tous ces cadavres en décomposition ne leur fassent ce que la super-grippe n’avait pas réussi à faire.

Ils étaient donc partis. Le lendemain, ils étaient amants, plus par désespoir qu’en raison d’une attirance réelle (c’est ainsi que parlaient les femmes, et Frannie l’avait noté dans son journal). Il était gentil avec elle, avait expliqué Perion, un peu étonnée comme le sont les femmes envers qui la nature n’a pas été très généreuse lorsqu’elles rencontrent un brave type dans un monde cruel. Et elle avait commencé à l’aimer, un peu plus chaque jour.

Et maintenant, ça.

– C’est drôle, dit-elle. Tout le monde ici, à part Stu et Harold, a fait des études universitaires. Et vous auriez certainement pu en faire vous aussi si les choses s’étaient passées normalement, Harold.

– Oui, sans doute.

Perion se retourna vers Mark pour lui éponger le front, doucement, amoureusement. Frannie se souvint d’une planche en couleurs dans la bible familiale, une image où l’on voyait trois femmes en train d’embaumer le corps de Jésus avec des huiles et des aromates.

– Frannie faisait des études d’anglais, Glen enseignait la sociologie, Mark préparait un doctorat en histoire. Harold, vous auriez fait lettres vous aussi puisque vous vouliez écrire. Nous aurions pu avoir des discussions formidables. Nous en avons eu d’ailleurs.

– Oui…

La voix de Harold, habituellement stridente, était maintenant presque inaudible.

– Les études littéraires vous apprennent à penser – j’ai lu ça quelque part. Les faits sont secondaires.

Ce qu’on vous apprend en réalité, c’est à raisonner – induction et déduction – d’une façon constructive.

– Très juste, répondit

Harold. Je suis tout à fait d’accord.

Cette fois, sa main se posa sur l’épaule de Fran. Elle ne s’écarta pas, mais cette présence la gênait.

– Et ça ne sert à rien ! s’exclama Perion.

Surpris, Harold retira sa main. Fran se sentit aussitôt soulagée.

– À rien ? demanda-t-il timidement.

– Il est en train de mourir !

Il est en train de mourir, parce que nous avons tous perdu notre temps à apprendre des conneries parfaitement inutiles. Oh, je pourrais vous parler des indigènes de Nouvelle-Guinée. Harold pourrait vous expliquer en détail les techniques littéraires des derniers poètes anglais. Mais Mark ? À quoi ça peut bien lui servir ?

– Si l’un de nous avait fait sa médecine…

Fran ne termina pas sa phrase.

– Oui, si. Mais ce n’est pas le cas. Nous n’avons même pas un mécanicien avec nous, même pas un pauvre plouc qui aurait au moins vu un vétérinaire opérer une vache ou un cheval. Je vous aime bien, mais je préférerais un bon bricoleur. Nous avons tellement peur de le toucher, même si nous savons ce qui va arriver si nous ne faisons rien. Je dis nous, parce que je fais partie du lot.

– Au moins les deux…

Fran s’arrêta. Elle allait dire au moins les deux hommes, mais elle se rendit compte que la formule aurait été maladroite en présence de Harold.

– Au moins Stu et Glen sont partis à Kunkle.

– Oui, soupira Perion, c’est déjà quelque chose. Mais c’est Stu qui a pris la décision, n’est-ce pas ? Le seul qui a finalement compris qu’il valait mieux essayer n’importe quoi que de rester là sans rien faire. Est-ce qu’il t’a dit ce qu’il faisait autrefois ?

demanda-t-elle en regardant Frannie.

– Il travaillait dans une usine, répondit aussitôt Fran, sans remarquer que Harold paraissait surpris qu’elle le sache. Une usine de calculatrices électroniques. Il était quelque chose comme technicien en informatique.

– Ah bon ? fit Harold

avec un sourire amer.

– C’est le seul qui ait un peu de sens pratique reprit Perion. Je suis presque sûre que lui et M. Bateman vont tuer Mark, mais je préfère ça quand même, plutôt que de rester là à le regarder… à le regarder crever comme un chien écrasé dans la rue.

Harold et Fran ne trouvèrent rien à lui répondre. Debout derrière elle, ils regardaient le visage de Mark, pâle, rigide.

Au bout d’un moment, Harold posa sa main moite sur l’épaule de Fran. Elle aurait voulu hurler.

Stu et Glen

revinrent à quatre heures moins le quart avec un grand sac noir rempli d’instruments et de gros livres.

– On va essayer, dit

simplement Stu.

Perion leva les yeux. Sa voix était calme.

– Vous allez essayer ? Merci.

Merci pour nous deux.

– Stu ?

dit Perion.

Il était quatre heures dix. Stu était à genoux sur une alaise de caoutchouc qu’ils avaient étendue sous l’arbre.

La sueur coulait à flots sur son visage. Frannie tenait un livre devant lui, passant d’une planche en couleurs à la suivante, puis revenant à la première quand Stu relevait ses yeux brillants et lui faisait signe. À côté de lui, affreusement blanc, Glen Bateman tenait une bobine de fil blanc. Entre les deux hommes, il y avait une boîte pleine d’instruments en acier inoxydable. La boîte était tachée de sang.

– Ici ! cria Stu d’une

voix perçante les pupilles soudain pas plus grosses que deux aiguilles. La voilà, cette saloperie ! Ici ! Juste ici !

– Stu ? dit Perion.

– Fran, montre-moi l’autre image ! Vite ! Vite !

– Vous pouvez l’enlever ?

demanda Glen. Nom de Dieu, vous croyez vraiment que vous allez pouvoir l’enlever ?

Harold n’était plus là. Il était parti presque tout de suite, une main plaquée sur la bouche. Et, depuis un quart d’heure, il était caché dans un petit bois, un peu plus à l’est, leur tournant le dos. Mais il revenait maintenant, son gros visage rond rayonnant d’espoir.

– Je ne sais pas, dit Stu. Peut-être.

Peut-être bien.

Il regardait la planche que Fran lui montrait. Il avait du sang jusqu’au coude.

– Stu ? dit Perion.

– Voilà, murmura Stu, les yeux extraordinairement brillants. L’appendice, ce petit machin. Il… essuie-moi le front, Frannie, merde, je sue comme un porc… merci… il va falloir couper juste ce qu’il faut, pas plus… et voilà les intestins… nom de Dieu il faut que…

– Stu ? dit Perion.

– Passez-moi les ciseaux, Glen.

Non, pas ceux-là. Les petits.

Stu !

Il leva enfin les yeux vers elle.

– Ce n’est plus la peine, dit Perion d’une voix douce. Il est mort.

Stu la regarda. Ses pupilles s’élargirent lentement.

– Il y a près de deux

minutes. Merci quand même. Merci beaucoup.

Stu l’observa longtemps.

– Tu es sûre ?

Elle fit un signe de tête. Elle pleurait silencieusement.

Stu leur tourna le dos, laissa tomber le petit scalpel qu’il tenait, se cacha la figure entre ses mains. Glen s’était déjà levé et s’éloignait sans regarder derrière lui, le dos voûté, comme s’il venait de recevoir un coup.

Frannie prit Stu par les épaules et le serra contre elle.

– Et voilà, dit-il d’une voix blanche qui fit peur à Frannie. Et voilà. C’est fini. Et voilà. Et voilà.

– Tu as fait de ton mieux, dit-elle en le serrant encore plus fort, comme s’il allait s’enfuir.

– Et voilà.

Frannie le serrait toujours. Malgré toutes ces idées qui lui passaient par la tête depuis plus de trois semaines, elle n’avait pas fait un geste jusque-là, cachant de son mieux ses sentiments. Harold était trop imprévisible. Et même maintenant, elle ne montrait pas ses véritables sentiments. Elle ne le serrait pas dans ses bras comme une femme étreint l’homme qu’elle aime. Plutôt comme un survivant s’accroche à un autre. Stu parut le comprendre. Il posa les mains sur ses épaules, laissant des marques de sang sur sa chemise kaki, comme pour faire d’elle sa complice dans un crime raté. Quelque part un geai lança son cri rauque. Plus près, Perion s’était mise à pleurer.

Harold Lauder, qui ne savait pas faire la différence entre l’étreinte de deux amants et l’étreinte de deux survivants, regardait Frannie et Stu avec méfiance, déjà rempli de crainte. Au bout d’un long moment, il s’enfonça furieusement dans les buissons en faisant craquer les branches et ne revint que longtemps après le dîner.

Elle se

réveilla tôt le lendemain matin. Quelqu’un la secouait. Je vais ouvrir les yeux et je vais voir Glen ou Harold, pensa-t-elle dans son demi-sommeil. Nous allons recommencer, recommencer encore jusqu’à ce que nous finissions par apprendre. Ceux qui ne peuvent apprendre les leçons de l’histoire… mais c’était Stu. Il faisait déjà presque jour, la douce lumière dorée du petit matin, comme tamisée à travers une gaze. Les autres dormaient.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

demanda-t-elle en s’asseyant. Quelque chose ne va pas ?

– J’ai encore rêvé, répondit Stu. Pas à la vieille femme, à… à l’autre. À l’homme noir. J’avais peur, alors…

– Arrête, dit-elle, effrayée par l’expression de son visage. Dis ce que tu as à dire, s’il te plaît.

Perion… Le Véronal…

Elle a pris le Véronal dans le sac de Glen.

Frannie entendit ses poumons siffler.

– Elle…, reprenait Stu d’une voix cassée, elle est morte, Frannie. Quelle saloperie, tout ça…

Elle voulut lui répondre, mais les mots refusèrent de sortir de sa bouche.

– Il faut sans doute

réveiller les deux autres, dit Stu d’un air absent.

Il se frotta la joue que sa barbe naissante rendait rugueuse comme du papier de verre. Fran se souvenait encore d’avoir senti cette barbe contre sa joue, hier, quand elle l’avait pris dans ses bras. Il se retourna ver elle.

– Ça ne finira donc jamais.

– Non, je ne crois pas, répondit-elle tout bas.

Ils se regardèrent, les yeux dans les la lumière du petit matin.

Journal de Fran Goldsmith 12

juillet 1990

Nous avons campé juste à l’ouest de Guilderland (État de New York) ce soir. Finalement arrivés sur la grande route, 80/90. La joie d’avoir rencontré Mark et Perion (un joli nom, je trouve) hier après-midi est déjà presque oubliée. Ils ont accepté de venir avec nous… en fait, ils nous l’ont proposé avant que nous ayons eu le temps de le faire.

À vrai dire, je ne suis pas sûre que Harold aurait proposé quoi que ce soit. Vous le connaissez. Et il était un peu jaloux (Glen aussi, peut-être) de tout leur matériel, fusils semi-automatiques compris (deux). Mais surtout, Harold devait faire son petit numéro… il faut qu’il se fasse remarquer.

J’ai l’impression d’avoir écrit des pages et des pages sur LA PSYCHOLOGIE DE HAROLD et, si vous ne le connaissez pas encore, vous ne le connaîtrez jamais. Sous ses apparences pontifiantes, c’est un petit garçon qui n’a pas confiance en lui. Il n’arrive pas à croire que les choses ont changé. On dirait qu’il pense que tous ceux qui l’emmerdaient au lycée vont sortir de leurs tombes un beau jour pour lui lancer des boulettes de papier et l’appeler Lauder la Branlette (Amy m’a dit un jour qu’ils l’appelaient comme ça). Je pense parfois qu’il aurait été préférable pour lui (et peut-être pour moi) de ne pas nous mettre ensemble à Ogunquit. Je fais partie de son ancienne vie, j’étais l’amie de sa sœur à une époque, etc., etc.

Ma relation avec Harold peut se résumer ainsi : pour étrange que ça puisse paraître, sachant ce que je sais maintenant, je choisirais probablement Harold comme ami, plutôt que sa sœur, Amy, une fille qui ne pensait qu’à trouver des garçons avec de belles bagnoles, qu’à s’habiller chez Sweetie’s, une fille qui n’était qu’une sale snob d’Ogunquit (pardonnez-moi mon Dieu de dire des méchancetés sur les morts, mais c’est la vérité). À sa manière, assez étrange c’est vrai, Harold est un type plutôt bien. Je veux dire quand il ne mobilise pas toute son énergie mentale pour jouer au con. Mais Harold n’a jamais cru que quelqu’un pouvait le trouver bien. Il ne peut s’empêcher de faire du cinéma, de jouer un rôle. Il est incapable de laisser derrière lui tous ses problèmes. Il les traîne avec lui, comme s’il les avait mis dans son sac, avec son chocolat Payday qu’il aime tellement.

Oh, Harold, je ne sais pas, vraiment.

Choses dont je veux me souvenir : Gillette à lames pivotantes. Crème épilatoire, jambes plus douces. Mini-tampons, maxi-protection… créés par des femmes, pour des femmes. La soirée du cinéma. La Nuit des morts vivants. Brrrr ! C’est pas vraiment le moment. J’abandonne.

14 juillet 1990

Nous avons beaucoup parlé de nos rêves aujourd’hui, pendant le déjeuner. Si bien que nous nous sommes arrêtés plus longtemps que nous n’aurions dû, sans doute. Entre parenthèses, nous sommes juste au nord de Batavia, État de New York.

Hier, Harold a proposé avec beaucoup de discrétion (pour lui) de prendre un peu de Véronal pour voir si nous ne pourrions pas « perturber le cycle onirique », selon son expression. J’ai dit que j’étais d’accord, pour que personne ne se pose de questions, mais j’ai bien l’intention de ne pas avaler ce sale truc, car je ne sais pas trop si ça ferait du bien à mon cow-boy solitaire (j’espère bien qu’il est solitaire, je ne suis pas sûre que je pourrais avoir des jumeaux).

Proposition Véronal adoptée. Mark avait quelque chose à dire :

– Vous savez, c’est pas trop bon de penser à ces trucs-là. Bientôt, on va se prendre pour Moïse ou Joseph, on va croire que Dieu nous appelle au téléphone.

– L’homme noir n’appelle pas du ciel, a dit Stu. Si c’est l’interurbain, je pense bien que ça vient de quelque part nettement plus bas.

– Ce qui veut dire que Stu pense que le grand méchant loup est après nous (c’est moi qui ai dit ça).

– Une explication qui en vaut une autre, a dit Glen, et nous l’avons tous regardé. Si vous regardez les choses d’un point de vue théologique, on dirait bien que nous sommes pris entre l’arbre et l’écorce dans une lutte à finir entre le ciel et l’enfer, vous ne croyez pas ? S’il reste encore des jésuites après la super-grippe, ils s’arrachent sûrement les cheveux.

Mark a éclaté de rire. Je n’ai pas bien compris mais je n’ai rien dit.

– Eh bien, moi, je pense que tout cela est parfaitement ridicule, a dit Harold. Bientôt, vous allez vous prendre pour Edgar Cayce et croire à la transmigration des âmes.

Il avait prononcé caisse au lieu de ké-ci. Quand je l’ai corrigé, il m’a regardée avec un SALE

AIR. Ce n’est pas le genre de type qui vous inonde de sa gratitude quand vous lui faites remarquer ses petites erreurs, cher journal !

– En présence d’un phénomène manifestement paranormal, a continué Glen, la seule explication possible, la seule qui ait sa logique interne, est l’explication théologique. C’est pourquoi la métapsychique et la religion se sont toujours très bien entendues, jusqu’aux guérisseurs de notre époque.

Harold grognait, ce qui n’a pas empêché Glen de poursuivre.

– J’ai bien l’impression sans en avoir la preuve que nous sommes tous des médiums… mais ce don est si profondément enraciné en nous que nous ne le remarquons que rarement. Un don qui est essentiellement préventif, ce qui nous empêche aussi de l’observer.

– Pourquoi ? (C’est moi qui ai posé la question.)

– Parce qu’il s’agit d’un facteur négatif, Fran. Avez-vous lu l’étude publiée en 1958 par James D. L. Staunton sur les accidents d’avions et de chemins de fer ? Elle a d’abord paru dans une revue de sociologie, mais la presse à sensation en reparle de temps en temps quand les journalistes ont du mal à pisser de la copie.

Nous avons tous secoué la tête.

– Vous devriez la lire. James Staunton avait ce que mes étudiants d’il y a vingt ans auraient appelé « une tête bien faite » – un sociologue tout à fait bien, très tranquille, qui s’intéressait à l’occulte, son violon d’Ingres si on veut. Il a d’abord écrit une série d’articles, puis il a sauté la barrière pour étudier le sujet par lui-même.

Harold gloussait. Stu et Mark rigolaient. Moi aussi, j’en ai bien peur.

– Alors, parlez-nous de ces accidents, a dit Perion.

– Bien. Staunton a recueilli des statistiques sur plus de cinquante accidents d’avions depuis 1925 et sur plus de deux cents accidents ferroviaires depuis 1900. Il a fourré tout ça dans un ordinateur. En résumé, il cherchait une corrélation entre trois facteurs : ceux qui étaient présents à bord du véhicule accidenté, ceux qui ont été tués et la capacité du véhicule.

– Je ne vois pas ce qu’il cherchait dit Stu.

– Attendez un peu. Il avait également donné une deuxième série de statistiques à son ordinateur – cette fois un nombre équivalent d’avions et de trains qui n’avaient pas eu d’accident.

Mark avait compris.

– Un groupe expérimental et un groupe témoin. Ça paraît logique.

– Et ce qu’il a découvert est extrêmement simple, mais plutôt gênant sur le plan des conséquences. Dommage qu’il faille se taper seize tableaux de statistiques pour arriver à la conclusion.

– Quelle conclusion ? (Ma question.)

– Les avions et les trains pleins ont rarement des accidents.

– Merde, quelle CONNERIE !

Harold se tordait de rire.

– Ce n’est pas tout, a

continué Glen, très calme. C’était la théorie de Staunton, et l’ordinateur lui donnait raison. Quand il y a accident d’avion ou de train, les véhicules sont remplis à soixante et un pour cent. Lorsqu’il n’y a pas d’accident ils sont remplis à soixante-seize pour cent. Une différence de quinze pour cent sur un échantillon représentatif, on peut donc parler d’un écart significatif. Staunton fait observer que du point de vue statistique, un écart de trois pour cent donnerait déjà à réfléchir, et il a raison. L’anomalie est énorme. Staunton en déduit que les gens savent quand un avion ou un train va avoir un accident… qu’ils prévoient l’avenir, inconsciemment.

Nous l’écoutions très

attentivement.

– À l’aéroport de Chicago, juste avant le départ du vol 61 à destination de San Diego, tante Sally a tout à coup très mal au ventre et décide de ne pas partir. Et quand l’avion s’écrase dans le désert du Nevada, tout le monde dit : « Oh, tante Sally, ce mal de ventre, un vrai miracle. » Avant que James Staunton ne nous produise ses chiffres personne n’avait jamais compris qu’en fait trente personnes avaient eu mal au ventre… ou à la tête… ou qu’ils avaient tout simplement ressenti cette étrange impression, quand votre corps essaye de dire à votre tête que quelque chose ne va pas, que quelque chose va tourner mal.

– Je n’en crois pas un mot.

(Harold aussi connu sous le nom de saint Thomas d’Ogunquit.) – Je viens de lire pour la première fois l’article de Staunton. Une semaine plus tard à peu près, un avion des Majestic Airlines s’écrase à Boston. Pas de survivants. Bien. J’appelle Majestic Airlines, un peu plus tard, quand les choses se sont tassées. Je leur raconte que je travaille pour un journal de Manchester-un petit mensonge, mais pour la cause de la science. Je leur dis que nous faisons des statistiques sur les accidents d’avions et je leur demande s’ils peuvent me dire combien de passagers qui avaient des réservations ne se sont pas présentés à l’enregistrement.

Le type a paru un peu surpris. Et il m’a expliqué que le personnel de la compagnie parlait justement de ça. Seize passagers. Seize ne s’étaient pas présentés.

Je lui demande alors quelle était la moyenne sur un vol 747, entre Denver et Boston.

Réponse : trois.

– Trois ? (C’est Perion qui a posé la question.)

– Exact. Mais le type

continue et me dit qu’il y avait eu aussi quinze annulations, alors que la moyenne est de huit. Les journaux ont titré 94 VICTIMES À BOSTON, mais ils auraient pu dire tout aussi bien 31 PASSAGERS ÉCHAPPENT À LA MORT À BOSTON.

Bon… On a encore beaucoup parlé de paranormal mais la conversation s’est pas mal écartée du sujet – nos rêves, à savoir, s’ils venaient ou non du Tout-Puissant, là-haut dans le ciel. Harold a foutu le camp, complètement dégoûté. Puis Stu a posé une question à Glen.

– Si nous sommes tous des médiums, comment ça se fait que nous ne savons pas quand quelqu’un que nous aimons vient de mourir, ou quand notre maison vient d’être emportée par un ouragan, ou des trucs du genre ?

– Des trucs du genre, ça arrive pourtant. Mais je reconnais que ce n’est pas aussi fréquent, loin de là…

ou du moins, plus difficile à démontrer avec un ordinateur. La question est intéressante. J’ai une théorie…

(N’a-t-il pas toujours une théorie, cher journal ?)

– … une théorie qui est liée à l’évolution.

Vous savez, les hommes – ou leurs ancêtres – avaient à une époque une queue et du poil sur tout le corps. Et leurs sens étaient beaucoup plus aiguisés qu’ils ne le sont aujourd’hui. Pourquoi ça ? Vite, Stu ! Une occasion unique d’avoir une bonne note, d’être le premier de la classe.

– Pour la même raison qu’on ne met plus de grosses lunettes et une pelisse de fourrure quand on conduit une voiture, je suppose. Parce que ce n’est plus nécessaire. On n’en a plus besoin.

– Exactement. À quoi bon avoir un don métapsychique qui ne sert plus à rien ? À quoi bon, quand vous êtes en train de travailler dans votre bureau, de savoir tout à coup que votre femme vient de se tuer dans un accident de voiture en rentrant du supermarché ? Quelqu’un va vous téléphoner pour vous l’apprendre, n’est-ce pas ? Ce sens a donc pu s’atrophier il y a bien longtemps, si nous l’avons jamais eu. Comme nos queues et nos poils.

Mais il n’avait pas terminé ses explications. Mon Dieu, comme il parle !

– Ce qui m’intéresse dans ces rêves, c’est qu’ils paraissent annoncer une lutte. Nous semblons nous faire une image brumeuse d’un protagoniste… et d’un antagoniste. D’un adversaire, si vous préférez. Et s’il en est ainsi, peut-être sommes-nous comme ces gens qui vont prendre l’avion… et qui tout à coup ont mal au ventre. Peut-être nous donne-t-on le moyen d’orienter notre avenir. Une sorte de libre arbitre dans la quatrième dimension : la possibilité de choisir, avant les événements.

– Mais nous ne savons pas ce que ces rêves signifient. (Mon intervention.) – Non, mais nous allons peut-être le découvrir. J’ignore si posséder une parcelle de dons psychiques signifie que nous sommes divins ; bien des gens acceptent le miracle de la vue sans croire que la vue prouve l’existence de Dieu, et je suis de ceux-là ; mais je crois que ces rêves sont une force constructive, même s’ils peuvent nous faire peur. Et par conséquent, je commence à regretter que nous prenions du Véronal. C’est un peu comme si nous avalions du Pepto-Bismol pour faire disparaître ce mal de ventre, et que nous montions dans l’avion.

Choses dont je veux me souvenir : Récession, crise du pétrole, un prototype Ford qui faisait moins de quatre litres aux cent sur route. Une voiture formidable. C’est tout. J’arrête.

Si je continue à écrire autant, ce journal sera aussi long qu’Autant en emporte le vent le jour où le cow-boy solitaire sortira de son ranch (de préférence, pas sur son cheval blanc). Oh oui, encore une chose dont je veux me souvenir. Edgar Cayce. Mais je ne l’oublierai pas. On dit qu’il voyait l’avenir dans ses rêves.

16 juillet 1990

Deux mots, à propos des rêves (voir ce que j’ai écrit le 14). Premièrement, Glen Bateman est très pâle et très silencieux depuis deux jours. Ce soir, j’ai vu qu’il prenait une dose supplémentaire de Véronal. Je soupçonne qu’il n’en prenait pas depuis deux jours et qu’il a fait des rêves HORRIBLES. Ça m’inquiète. J’aimerais lui en parler, mais je ne sais pas comment.

Deuxièmement, mes rêves à moi. Rien la nuit d’avant-hier (la nuit qui a suivi notre discussion) ; dormi comme un bébé ; me souviens de rien. La nuit dernière, j’ai rêvé de la vieille femme pour la première fois. Rien à dire qui n’ait déjà été dit, si ce n’est quelle semble respirer la GENTILLESSE, la BONTÉ. Je crois comprendre pourquoi Stu voulait tellement aller au Nebraska, malgré les sarcasmes de Harold. Je me sentais très bien en me réveillant ce matin. Et je pensais que si nous pouvions simplement trouver cette vieille dame, mère Abigaël, tout irait bien. J’espère qu’elle est vraiment là. (Entre parenthèses, je suis tout à fait sûre que le nom du bled est Hemingford Home.)

Choses dont je veux me souvenir : mère Abigaël !

 

le fléau
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